La 11e édition du marché des arts du spectacle d’Abidjan (MASA), en mars prochain, se situe dans un contexte particulier et autour d’une thématique ouvrant la voie aussi bien à tous les possibles qu’à toutes les controverses.
Prévue du 7 au 14 mars 2020, l’édition prochaine, la 11e, du MASA, s’érige comme celle d’un nouveau cycle après 10 éditions en dents de scie, après plus d’un quart de siècle d’existence. A juste titre, le thème générique, « L’Afrique-Monde », apparaît, à la fois comme un engagement du continent à s’ouvrir au monde et, inversement, l’Afrique à y jouer sa partition sous le prisme de la mondialisation. Le Ministre de la Culture et de la Francophonie de Côte d’Ivoire, également, Président du Conseil d’Administration du Marché des Arts du Spectacle d’Abidjan (MASA), Maurice Bandaman, à la faveur de la Réunion de Comité Artistique International (CAI) défrichant les champs de la prochaine édition, les 22 et 23 mars 2019 à Abidjan, a annoncé la couleur. « Que le marché de 2020 doit être une édition « spéciale, chatoyante et carnavalesque », a-t-il notamment déclaré. Aussi a-t-il tenu à souligner que le MASA est devenu désormais un label. C’est d’ailleurs pourquoi, il a invité les membres du CAI à apporter leur intelligence au rayonnement de la 11e édition du MASA placée sous le thème: « L’Afrique-Monde ». Idem pour Mme Youma Fall de l’Organisation International de la Francophonie (OIF). Qui, outre la célébration du cinquantenaire de l’organisation en 2020, la consécration de l’année à venir comme celle de l’Afrique en France, entre autres enjeux, voue à la thématique du prochain MASA, un levier pour sortir des sentiers battus.
Pour le Pr Yacouba Konaté (philosophe et critique d’art), Directeur général du MASA, si l’enrichissement mutuel de l’Afrique et du Monde par la culture, en particulier les arts vivants, est indéniable depuis le début de l’humanité, il n’en demeure pas moins prééminent de donner la pleine mesure de l’apport des cultures africaines et de ses diasporas (afro-américaines, afro-caribéennes, afro-occidentales, etc.) dans la création artistique contemporaine. Mieux, à l’aune des problématiques de la mobilité et de ses apports aux industries culturelles et des problématiques migratoires, « L’Afrique-Monde » devrait permettre de se poser les bonnes questions pour espérer les bonnes réponses au scanner des arts et des cultures d’Afrique et du monde.
Ainsi donc, le MASA 2020 devrait contribuer à écrire le monde depuis l’Afrique, inscrire l’Afrique dans le monde ou comme un fragment du monde. Étant entendu que, comme nom et comme signe, l’Afrique a toujours occupé une position paradoxale dans les formes modernes du savoir. Du moins dans le mode de transmission, au point que ses acquis sont, souvent, mal ou peu promus. Dans cet élan, l’économie de la culture en Afrique, souvent négligée dans les plans de développement, pourrait être l’une des filières les plus dynamiques du continent si elle était encadrée. Faute d’un marché organisé et d’un intérêt politique fort, naguère, ce potentiel dont le MASA est désormais un incubateur de premier plan, devrait pouvoir faire naitre de nouveaux modèles économiques.
Ainsi, en octobre 2016 se sont tenus au Sénégal les premiers « Ateliers de la pensée » : une trentaine d’intellectuels et d’artistes africains ont traité de l’utopie sociale, des nouvelles formes de production politique et économique, de l’articulation de l’universel et du singulier, de l’art… Sous leurs regards croisés, « l’Afrique apparaît comme l’un des théâtres principaux où se jouera l’avenir de la planète : (…) le moment est propice de relancer le projet d’une pensée critique, confiante en sa propre parole, capable d’anticiper et de créer des chemins nouveaux à la mesure des défis de notre époque », écrivent le politiste camerounais Achille Mbembe et l’économiste sénégalais Felwine Sarr. Alors que l’hégémonie du discours occidental faiblit, un regain de créativité intellectuelle sur le continent donne corps à l’impératif de décentrer le regard. Les réflexions, spectacles, formations, etc., du MASA 2020, permettront-ils d’arguer avec les intellectuels susmentionnés que « Le temps de l’Afrique est inséparable du temps du monde, et la tâche de la création est d’en précipiter l’avènement(…) » ?
Le thème du MASA 2020 est donc un appel général, pressant, à reprendre de vieux combats jamais clos et à engager d’autres qu’appelle le nouveau siècle. Dans cette veine, Scholastique Mukasonga, écrivaine rwandaise, lauréate du Prix Renaudot 2012 pour « Notre-Dame du Nil », a la conviction que l’avenir du monde est entre les mains des pays du sud.
Le MASA, un incubateur pour penser l’Afrique en Afrique…
Bien plus, au sujet de la crise migratoire qui cloue l’Afrique au pilori, ne serait-ce qu’au regard du désastre humanitaire qu’elle engendre, il importe de s’interroger sur le fait que la circulation de l’information et des biens, le développement des transports, l’internationalisation du modèle occidental de consommation, tous ces effets de la mondialisation suscitent l’envie accrue des populations de partir pour réussir ailleurs. Le profil des migrants évolue également : les jeunes hommes ruraux et peu qualifiés sont désormais rejoints par des jeunes hommes qualifiés voire très qualifiés des classes moyennes urbaines, des femmes isolées, qualifiées, aspirant à une indépendance, et même des mineurs. Les phénomènes migratoires étant de nos jours plus pendulaires, de courte durée, permettant des allers et retours entre pays d’origine et pays d’immigration, il incombe d’interroger bien des exemples réussis en matière artistique de ce yo-yo, en partie grâce au MASA. Car, parfois, même s’ils sont habités par le désir de rentrer au pays, partager leur expérience à des plus jeunes artistes ou techniciens des arts de la scène, les politiques de visas tendent néanmoins à provoquer l’installation durable des artistes migrants qui craignent de ne plus pouvoir revenir et font venir leur famille.
Penser l’Afrique et penser en Afrique sont deux choses différentes. L’ancrage dans le continent est-il nécessaire, notamment par le canal du MASA qui porte bien des ambitions afro-mondiales désormais ? Cet ancrage est utile, à maints égards. Mais en faire une nécessité absolue, c’est exclure tous ceux qui pensent le continent à partir d’autres lieux. Il n’est pas bon de considérer que l’objet « Afrique » appartient exclusivement aux Africains. Il faut, par le MASA et bien d’autres rendez-vous internationaux, bâtir des passerelles. La pensée critique la plus vivante aujourd’hui est le produit de toutes sortes de circulations. L’essentiel, ce n’est pas de vivre en Afrique, même si cela peut aider. C’est de savoir ce que l’on fait des rencontres, au fur et à mesure que l’on arpente les chemins de la vie et du monde. L’Afrique n’est bien pensée que lorsqu’elle l’est en tant qu’espace mouvant.
REMI COULIBALY