Le continent noir dans la tête d’Hegel : ombres et lumières !
Depuis la réunion du Comité artistique international (CAI) du Marché des arts du spectacle d’Abidjan (MASA), le 23 mars dernier, le thème de la prochaine biennale en 2020, a été dévoilé et c’est « L’Afrique-Monde ». Un thème qui invite, par la même occasion, à le confronter à l’héritage intellectuel universel. Aussi, nous est-il apparu opportun de partager des bonnes feuilles d’un ouvrage digne d’intérêt paru en 2017 : « : histoire et conscience historique africaines’».
Dans cet essai d’Alfred Adler paru aux éditions du CNRS, il est établi le postulat selon lequel« Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel. A cet égard, il est certain que les débats entre hégéliens de gauche et hégéliens de droite ne sont pas près de prendre fin. Les propos de l’auteur de la « Phénoménologie de l’Esprit sur L’Afrique », «continent anhistorique, nuit et sommeil de la conscience humaine » ont, comme il fallait s’y attendre, suscité d’ardentes et fécondes controverses dans le monde des historiens et des chercheurs africanistes qui lui ont reproché son eurocentrisme et lui en font encore grief, quand ils ne s’évertuent pas à dénoncer en lui un théoricien du racisme, séide plus ou moins déclaré de Gobineau.
La conscience africaine se voit trop souvent caractérisée par son immédiateté et son innocence. Un chef d’Etat français n’a-t-il d’ailleurs pas récemment déclaré aux élites intellectuelles africaines, à l’université de Dakar, que leur continent n’était pas assez entré dans l’Histoire ? Au-delà de ces clichés, et en croisant le thème du MASA 2020, « L’Afrique-Monde » avec nos notes de lecture de cet ouvrage, il nous est apparu impérieux de nous demander comment penser l’Afrique noire dans un monde où l’Occident a prétendu pendant plus de cinq siècles dominer tant les échanges commerciaux que les échanges d’idées ?
A l’Afrique de s’inventer un destin ?
Dans une démarche à la fois anthropologique, historique et philosophique, Alfred Adler répond à cette question en s’intéressant à l’œuvre d’Hegel. Ce penseur a, en effet, été convoqué par de nombreux philosophes africains tant pour utiliser sa dialectique libératrice que pour réfuter son discours professoral sur l’Afrique qui pâtissait de ses préjugés. Revenir vers le texte hégélien afin d’en extraire la substance intellectuelle toujours vivante et stimulante en la confrontant à l’histoire de l’Afrique, en particulier les empires de Ghana et Songhay : tel est l’objet de cet ouvrage. En se confrontant à l' »essence » de l’homme africain selon Hegel et à l’idée qu’en Afrique, il n’y a pas de place pour l’éclosion des idées, Alfred Adler nous invite à théoriser une histoire et une conscience propres à ce continent. A l’Afrique, dès lors, de s’inventer un destin.
Absurdité quand on sait que dans une de ses dernières leçons, le philosophe saluait la Révolution française en ces termes : « Ce fut là un magnifique lever de soleil. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde» En France, les travaux de Jean Hippolyte, longtemps directeur de l’école normale supérieure, ont puissamment contribué au renouveau des études hégéliennes. Alfred Adler qui, par les hasards de l’homonymie, porte un nom illustre dans les sciences humaines, s’est acquis une notoriété certaine en ethnologie et en anthropologie, notamment comme spécialiste de l’ethnie tchadienne paléonigritique Moundang. Pourtant, dès son introduction, (Pourquoi Hegel ?), il constate un retour aux sources de la philosophie classique que les enseignements sociologiques de Durckheim et de Lévy-Bruhl n’ont pas occultée. Et il revient (p.7) sur les polémiques soulevées par un discours lourd de maladresses, pour ne pas dire de coquecigrues, prononcé par un chef d’Etat français à l’université de Dakar le 26 juillet 2007. Ses propos sur l’homme africain qui ne serait pas assez entré dans l’histoire ont fait rebondir la controverse post-hégélienne. Nous avions effectivement besoin d’un penseur de cette envergure pour nous rappeler que le paysan africain vit au rythme des saisons, ce qui n’est peut-être pas très original (mais cet auteur a-t-il beaucoup observé la vie des paysans, peu nombreux à Neuilly ?)…Dans les trois premiers chapitres, Alfred Adler s’interroge sur le passé et le présent des sociétés africaines en s’arrêtant sur la notion d’Etat traditionnel avec quelques intéressants emprunts aux travaux de Claude-Hélène Perrot. Toutefois ces considérations nous semblent mériter discussion. Si C.H. Perrot livre d’intéressantes réflexions sur l’état présent de la monarchie Ashanti, (elle a codirigé avec F.X. Fauvelle-Aymar un ouvrage intitulé « Le retour des rois »), il serait sans doute judicieux de remarquer que cet apparent renouveau des monarchies coutumières africaines est plus apparent que réel et qu’il s’observe surtout dans les pays de savane et dans les territoires anciennement britanniques. En Ouganda, le royaume du Bouganda est un assez bel exemple de cette survie. Par tradition républicaine, les fonctionnaires coloniaux français étaient hostiles aux aristocraties régnantes et au moment des indépendances, la chefferie traditionnelle se trouvait à peu près partout en « coma dépassé » pour reprendre l’expression imagée de Jean-Joël Brégeon. L’empire des Mossi au Burkina Faso formant la seule exception notable. Au chapitre III, Adler s’intéresse aux origines de l’Empire du Ghana dans lequel il voit une des premières constructions étatiques de l’Afrique subsaharienne. Une question se pose : ces grands « empires » africains (Ghana, Songhay, Mali) étaient-ils des Etats au sens moderne (et hégélien) du terme ? Le chapitre IV décrit les facteurs qui sont, selon l’auteur, à l’origine de la véritable entrée de l’Afrique Noire dans l’histoire: il mentionne dans une première partie l’héritage de la civilisation égyptienne pharaonique dont l’influence dans les royaumes nilotiques est bien analysée pp.76-78, (avec d’intéressantes allusions aux travaux de Germaine Dieterlen, de Madaule et de l’école des Dogon et de Pierre Alexandre). Il traite ensuite de la pénétration de l’islam, religion monothéiste tantôt accueillie avec faveur et tantôt repoussée avec horreur notamment par les Moundangs qu’il a bien étudiés.
L’histoire des grands empires africains relève-t-elle de la littérature ?
Le chapitre suivant (V) revient précisément sur l’islamisation de l’Afrique Noire aux XVe et XVIe siècles en s’attardant sur le cas de l’Empire Songhay. Les travaux de Jean Rouch, de P.O. de Sardan et de J.L. Triaud ont été intelligemment mis à profit pour étudier la transition des rois thaumaturges (dynastie de Soundjata) aux rois musulmans (de la dynastie des Askya) : de l’avènement de ces derniers date l’islamisation en profondeur de l’élite Songhay. Mais dans la conclusion de son chapitre l’auteur nous dit son scepticisme sur l’existence d’un peuple songhay. Il n’est pas seul à penser que l’histoire des grands empires africains relève en grande partie de la littérature…Au chapitre VI (pp.111-147), qui est de loin le plus riche et le plus éclairant de cet ouvrage, nous abordons, enfin serions-nous tenté de dire, la critique des textes hégéliens eux-mêmes : la Révolution française avait mis en avant l’idée de nation, l’œuvre de Hegel formule celle d’État, et Adler observe justement que cet Etat n’est pas la construction bureaucratique prussienne que l’auteur de la Philosophie du Droit servait nolens volens comme fonctionnaire en 1821, mais un État à venir donc une vue idéale. Quel regard Hegel a-t-il précisément jeté sur les civilisations africaines, et comment définit-il la notion de civilisation tout court ? Pour lui cette dernière est par excellence et dans sa forme la plus achevée, le produit de l’évolution intellectuelle de l’Europe moderne et notamment de la révolution du XVIIIe siècle, l’Aufklärung. Il voit dans l’Afrique Noire un ensemble de peuples repliés sur eux-mêmes et restés étrangers aux grandes évolutions d’un monde européen avec lequel elle avait très peu de contacts sauf en ses régions littorales fréquentées par les négriers dont certains, les Portugais, avaient fondé de modestes implantations coloniales. L’auteur relève à bon droit une contradiction flagrante dans les propos de Hegel : si l’Afrique est le pays de l’or comme il l’affirme, il ne pouvait ignorer que le métal jaune a de tout temps suscité des convoitises et par conséquent attiré la venue d’étrangers. La vérité est sans doute à rechercher dans le fait que Hegel, qui n’avait jamais foulé le sol du continent noir, n’avait qu’une connaissance très rudimentaire de l’Afrique, tirée principalement de sa lecture d’Hérodote.
Jean Martin de l’Académie des sciences d’outre-mer (France), à travers Les Recensions de ladite institution savante écrit sur le sujet et l’ouvrage d’Adler : « La conclusion se présente sous la forme d’une réflexion, sans doute pessimiste, mais lucide, sur l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale et post-coloniale. Il est évident que Hegel n’était pas un visionnaire ni un prophète et que certains de ses jugements sont insoutenables. Pourtant, les génocides du Rwanda et tant d’autres violences commises en Afrique sont loin de lui donner entièrement tort. Et l’auteur rend un hommage mérité au philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne qui a lui-même réhabilité l’œuvre, naguère très critiquée, du RP Tempels sur la philosophie bantoue. Le texte est complété par deux annexes. La première nous apporte d’intéressantes remarques sur le temps calendaire chez les Moundang et nous rappelle surtout que l’arrivée de l’islam, véhiculant le calendrier hégirien, a donné à de nombreux sociétés africaines, un instrument capital de mesure du temps. Et en leur donnant une écriture, il a permis à leurs chroniqueurs de les inscrire dans la durée. On pouvait croire que tout avait été écrit sur la vision hégélienne de l’Afrique et les débats passionnés qu’elle a engendrés: cet ouvrage, d’une lecture parfois ardue en raison de trop fréquents ex-cursus, nous en apporte le démenti ».
REMI COULIBALY
Hegel et L’Afrique : histoire et conscience historique africaines / Alfred Adler éd. CNRS. 2017